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Blog littéraire.


Vérités et mensonges de Jean Eustache

Publié par olivier rachet sur 16 Juillet 2023, 10:12am

S’il est un cinéaste inclassable – et peut-être devrions-nous dire incassable –, c’est bien de Jean Eustache qu’il s’agit. Le réalisateur de La maman et la putain, Mes petites amoureuses et de rares courts-métrages est l’objet d’un livre passionnant du journaliste Philippe Azoury, Jean Eustache, Un amour si grand..., qui s’intéresse moins à la biographie de l’homme qu’à la genèse de ses films. Souvent cantonné à un cinéma-vérité avec lequel il a peu à voir, Eustache devient sous la plume d’Azoury un cinéaste du dispositif et d’une parole d’artifice toute bressonienne ; la seule à même de faire advenir l’émotion. Le paradoxe de l’acteur, beaucoup plus que celui du comédien qui se contenterait d’incarner les rôles qu’on lui attribue, consiste à faire sienne une parole empruntée à d’autres ; réécrite, transposée, et parfois même hystérisée. En s’appuyant sur ces deux courts-métrages que sont Le cochon et Une sale histoire qui prend la forme d’un diptyque réalisé tour à tour en 16 et 35 mm, Azoury montre qu’Eustache s’attache à créer des dispositifs cinématographiques qui viseraient à capturer l’instant suprême d’une émotion impossible à susciter autrement qu’en la piégeant. Le cochon est ainsi réalisé à quatre mains, en compagnie du documentariste Jean-Michel Barjol, sans que l’on sache au montage final quels sont les auteurs des différentes séquences. « Eustache, surtout, envisageait le projet, explicite Azoury, comme une tentative d’indifférenciation du regard. Indifférencier le regard pour obtenir quelque chose du côté de l’enregistrement. Le fantasme d’une neutralité poussée au rang de système. Deux cinéastes pour obtenir un œil en moins, deux subjectivités pour arriver enfin à un idéal d’objectivité. Et si cette autre figure du dédoublement touchait à l’annulation pure et simple de l’auteur ? », finit par s’enquérir l’écrivain. Cette annulation de l’auteur va non seulement à l’encontre de la « politique des auteurs » défendue bec et ongles par les critiques des Cahiers du cinéma avec lesquels Eustache mène alors un compagnonnage sincère, mais il fait écho au texte de Barthes paru dans Le bruissement de la langue dans lequel celui-ci envisage « la mort de l’auteur ». Beaucoup d’encre a coulé autour de cette formule souvent incomprise qui est à entendre aussi comme le constat que chaque être parlant est traversé par différents discours qui le constituent souvent de façon contradictoire. « Ce grand cinéaste du dispositif, il y a un moment dans l’histoire de la modernité où il a cessé de s’appeler Fritz Lang pour s’appeler Jean Eustache. Qui a entrepris une déconstruction systématique de toutes les catégories du cinéma : le documentaire, la fiction, le vrai, le faux, l’enregistrement supposé synchrone de l’image et de la voix, le semblant et la véracité de sa représentation. Artisan oui, mais de son propre anéantissement. / Pour en arriver à la même conclusion que Beckett : qu’importe qui parle. »

Cette indifférenciation n’est pas à entendre comme une perte de sens ou une méfiance à l’égard de tout processus de subjectivation, mais comme le choix technique de faire endosser par chacun de ses personnages des paroles multiples, contradictoires, impossibles. Cet impossible dont Bataille faisait la condition même de la poésie. Azoury propose des analyses génétiques passionnantes, notamment de ce film devenu culte qu’est La maman et la putain, à travers une focalisation sur les personnages d’Alexandre (Jean-Pierre Léaud) et Veronika (Françoise Lebrun), des plus convaincantes. Cette dernière dont le monologue final est un morceau d’anthologie poétique tout autant que cinématographique serait tissé d’emprunts, de détournements ; à contre-courant d’un cinéma-vérité qui ferait de l’improvisation son credo. Ce que traque toujours Eustache, c’est le temps perdu, le temps des amours perdus plus exactement. Si La maman et la putain commence par marcher sur les traces de Proust – on se souvient qu’au début du film, le personnage d’Alexandre tente de reconquérir celle qui vient de le quitter et qui se prénomme Gilberte –, c’est pour s’en éloigner et laisser advenir, après 3 heures d’élucubrations masculines géniales d’un dandy tout aussi fanfaron qu’épuisé, la parole de vérité et de mensonge d’une femme qui nous bouleverse encore aujourd’hui. « Eustache a placé l’émotion au centre de films qui sont piégés comme des dispositifs, écrit Azoury. Il est toujours pervers, mais jamais sec. Il peut même toucher au lyrique : il faut l’être pour tenir un plan fixe de trois minutes quinze sur Marie en train d’écouter ‘Les Amants de Paris’ du début à la fin. Piaf commente Marie, Marie se jette dans les bras de Piaf, Eustache regarde Marie une dernière fois et ne veut pas l’abandonner, il pleure Marie qu’il a trahie, il liquide des années d’amour dans la beauté pure d’une valse. Sa caméra est de fer. Elle ne tremble pas. Elle ne baisse pas les yeux. » Le temps des amours perdus est définitivement perdu. Fondu au noir.

Veronika, écrit Azoury, « c’est l’irruption du Réel » dans la fiction. Ce mur contre lequel on vient cogner, pour paraphraser Lacan que l’auteur rapproche souvent d’Eustache, sans arriver à emporter toujours l’adhésion. Sans doute est-il plus proche de Bataille et de cette phrase d’écorché vif que cite à plusieurs reprises Azoury : « Ma rage d’aimer donne sur la mort comme une fenêtre sur la cour ». On pense aussi à Debord auquel ne se réfère pas l’auteur, mais qui en pleine effervescence de la pensée en acte de 68 – pensée qui fut peut- être pour quelqu’un qui n’en connut ni les vertiges ni les gouffres une vérité pratique qui fit du désir une raison de vivre –, fit entendre une parole de vérité sur la société du spectacle qui reposait aussi sur un art avéré du détournement et du pastiche. Sans cesse Eustache revient à la lettre, c’est-à-dire au verbe qui s’incarne autant qu’il se décompose à toute vitesse sous nos yeux. « Faire entendre le texte en train de s’écrire, de se dire. Eustache va filmer le récit en train de se dire, ajoute Azoury, et déplacer la question du regard vers la langue et sa puissance infinie. Filmer le sexe là où il bat vraiment : dans la bouche. » Ce que baiser sans doute veut dire, pour reprendre les mots de feux de Veronika. Vérité et mensonge d’un désir qui s’est éteint dans son accomplissement. Le cinéma ne fait rien renaître de ses cendres, il se contente de brûler alors de la pellicule ; mais sait-on encore ce que cela veut dire ?

 

Philippe Azoury, Jean Eustache, Un amour si grand..., éditions Capricci

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