Peut-être faudrait-il commencer par situer la poésie de Philippe Jaffeux dans la lignée de celle de Mallarmé tant il est souvent question chez lui de contrer le naufrage de l’écriture, aussi bien sur le plan graphique que phonique. Parler d’un naufrage de l’écriture n’est pas ici une coquetterie rhétorique. Qui se lance dans la pratique de l’écriture sait combien celle-ci est bien souvent cernée par le silence et le néant. Que la poésie puisse ne pas être est une possibilité qu’il est bon d’avoir toujours présent à l’esprit. Ce n’est pas seulement que la langue et les signes qui la constituent se distinguent par leur caractère arbitraire, mais l’acte d’écrire constitue souvent un pari ou une rupture toujours brutale de l’ordre des choses et par là même, des discours. En ce sens, l’écriture ne peut être qu’exclusive, tant la nostalgie idéaliste d’une langue pure et entièrement phonétique relève de la déclaration naïve d’intention.
Il y a dans les dispositifs d’écriture de Philippe Jaffeux la conscience tragique d’une disparition qui guette toujours en embuscade, non pas seulement élocutoire, mais de la possibilité même de la parole. De là résulte sa prédilection pour les phrases affirmatives dépourvues de toute marque de subjectivité. Une possibilité du désastre se formule sur le mode du manque, mais aussi du jeu et du hasar-t que le poète orthographie avec un -t. Les énoncés de Jaffeux sont performatifs. Ils actualisent une parole qui se détache toujours sur un fond de néant sonore et d’abolition graphique : « Le monde se rapproche d’un vertige qui transmet la vibration d’un vide redoutable », « Des blancs concrétisent des fautes avec des mots qui célèbrent l’orthographe d’un titre incorrigible ».
Dans son dernier recueil, C.O.M.M.E.N.T. L.’I.D.É.E. D.’U.N. T.I.T.R.E. S.U.F.F.I.T. À. D.É.C.R.I.R.E. L.E. S.O.R.T. D.’U.N. L.I.V.R.E. C.R.E.U.X., le poète invente un dispositif redoutable. Chaque lettre composant le titre ci-dessus donne lieu à une page d’écriture dans laquelle la lettre-titre est systématiquement tronquée. L’absence de la lettre est signalée par une ou deux graphies de couleur rouge permettant de faciliter la lecture. D’abord ludique, l’exercice de lecture se transforme vite en vertige, quand le lecteur n’est pas pris de panique de voir le sens lui échapper : « La positio d’u chaos pre d de vitesse u titre qui tra sforme u e lettre e u e o de ». Ce vertige, ce saut dans le vide digne d’une performance dans le bleu de Klein est au cœur de toute expérience littéraire ou artistique. On mesure – et les partisans de l’écriture dite inclusive en prendront pour leur grade –, combien une lettre sert toujours à marquer plusieurs sonorités, combien revêtent en français une importance considérable les rappels étymologiques. Pour ceux qui rêveraient encore d’une orthographe purement phonétique, Jaffeux répond par le vertige baroque d’une écriture poétique alternant pleins et vides, rappelant combien l’exercice même de la lecture relève d’une pratique combinatoire des plus subtiles. « Le geste d’une phrase asque une lettre avec l’énergie d’un vide désorienté », « Le silence véhé ent d’une page fissure une lettre sacrifiée à la pression d’un titre ». Un recueil redoutablement jouissif !
Philippe Jaffeux, C.O.M.M.E.N.T. L.’I.D.É.E. D.’U.N. T.I.T.R.E. S.U.F.F.I.T. À. D.É.C.R.I.R.E. L.E. S.O.R.T. D.’U.N. L.I.V.R.E. C.R.E.U.X., éditions Milagro