La pression mimétique

Publié par olivier rachet sur 25 Décembre 2023, 16:38pm

Si la pensée de René Girard reste à ce point scandaleuse, c’est sans doute qu’elle continue de s’opposer avec force à la doxa ambiante. Poser comme postulat que toute société, mais aussi tout groupe social, toute famille, s’édifie sur un meurtre fondateur, reste toujours peu audible. Les entretiens que le philosophe eut jadis avec Michel Treguer, que les éditions Arléa ont la bonne idée de republier aujourd’hui sous le titre Quand ces choses commenceront..., ne font pas seulement le point sur une théorie désormais bien connue – celle de la violence mimétique et de la recherche toujours plus ou moins inconsciente d’un bouc émissaire susceptible de canaliser la pulsion de meurtre qui réside en chacun d’entre nous –, mais ils permettent d’éclairer sous un jour neuf les ravages du politiquement correct dont René Girard perçut, lors de sa longue carrière américaine, les premiers soubresauts. Le politically correct : « C’est la religion de la victime détachée de toute transcendance, l’obligation sociale d’employer une véritable ‘langue de bois victimaire’, qui vient du christianisme mais qui le subvertit plus insidieusement encore que l’opposition ouverte. » Nous sommes à la veille du XXIème siècle et déjà le délire commence. « Un bel exemple, enchaîne l’auteur, c’est la substitution par des professeurs féministes du terme séminaire jugé sexiste – il vient de seminarium (« pépinière ») qui vient lui-même de semen (« semence ») – par celui... d’ovarium ! »

Tout penseur digne de ce nom est un visionnaire qui s’ignore et déjà, à l’orée de notre siècle, Girard sent poindre la folie instantanéiste des réseaux sociaux qui n’en sont alors qu’à leurs premiers balbutiements. « À notre époque, le mimétisme est renforcé par la communication instantanée et le sensationnalisme des médias. D’où l’importance du politique, et presque toujours sa prodigieuse poltronnerie, sa tendance à nager dans le sens du courant, comme Pilate, par souci électoral, par impuissance à penser seul. » On a tort de parler de pression médiatique, c’est de « pression mimétique » dont nous souffrons. Le philosophe ne fait ici qu’anticiper sur les chasses aux sorcières qui font nos délices du jour où l’on voit les nouveaux redresseurs de torts (à moins qu’il ne s’agisse surtout de redresseuses) vanter la nécessité de régénérer la société, mais aussi la langue, à décimer tout ce qui représente à leurs yeux une forme de domination insupportable ; nihilisme qui ne dit pas son nom. Qui n’entend pas que dans l’obsession d’abattre le patriarcat, de déconstruire les assignations de genre, d’anéantir la toute-puissance grammaticale du masculin dont on peut rappeler qu’elle relève d’une convention et non d’un souci d’en découdre avec la moitié de l’humanité, il est surtout question d’en finir avec l’Homme, ou si l’on préfère l’humain, ne comprend pas grand-chose à la montée du transhumanisme qui vient. Refouler le désir mimétique d’en finir avec mon semblable, mu par la croyance indéfectible de faire le Bien, est ce que l’humanité a en partage depuis l’origine du monde. Et c’est bien faute de ne pas comprendre ce dont la Passion du Christ (dont on fête ce jour la naissance) témoigne – la révélation du meurtre fondateur dont la symbolisation aura donné naissance à l’esthétique et à une histoire de l’art opposant à toute forme de violence la force de la sublimation –, que nous nous évertuons, selon René Girard, à rejouer sans fin la scène d’un sacrifice (de soi, de l’autre en soi et de tous mes semblables) qui préfère à l’émotion de la beauté la soif infinie du sang. « Le principe, le but de la philosophie, de l’humanisme, c’est de cacher le meurtre fondateur. Être chrétien, c’est le dévoiler. » La naissance du Christ ne peut être, en ce sens, que joie ! Joyeux Noël !

René Girard, Quand ces choses commenceront..., éditions Arléa

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