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Blog littéraire.


Au milieu de la nuit

Publié par olivier rachet sur 3 Août 2022, 07:28am

   Ils sont cinq. Ils ont commis un crime en commun. Une sombre histoire de malversation financière. Ils sont cinq : le patron, son frère, un herboriste, deux collecteurs dont l’un est passionné de billard. Le narrateur du dernier roman somptueux d’António Lobo Antunes, La dernière porte avant la nuit, plonge alternativement dans la conscience de chacun. Consciences hantées par l’acte criminel d’une rare violence, ayant consisté à plonger le corps d’un chef d’entreprise dans l’acide sulfurique devant les yeux de sa petite fille. « Sans corps il n’y a pas de crime », se répètent-ils à l’envie. Mais le corps, à lui seul, ne suffit pas. Chacun des protagonistes est moins hanté par la culpabilité, à l’image du Raskolnikov de Crime et châtiment, que par les aléas d’une mémoire mêlant, avec une rare virtuosité, différentes temporalités. Celle de l’enfance marquée par des vexations et des angoisses incessantes, celle d’un âge adulte marquée par des renoncements et l’approche de la mort. Devant sa compagne, le patron éprouve ainsi cet abîme vertigineux du Temps : « [...] si ça se trouve elle a à la fois treize ans et quarante, parfois j’ai la même impression, sans blague, est-ce que j’ai réellement grandi, je me rase pour de vrai ou je fais semblant, je conduis la voiture ou je suis assis sur un fauteuil dans le salon de mes parents tournant à gauche puis à droite un volant en plastique, je mange ou je joue à la dînette moi qui suis gros laid, je sais que je suis gros et laid ». Les souvenirs affluent comme autant d’accrocs - séparations, départ de l’être aimé, maladies - : « [...] certains souvenirs sont comme les chiens, une fois qu’ils ont mordu on sait qu’ils resteront ». Celui qui intitula l’un de ses livres Connaissance de l’enfer sait qu’au milieu du chemin de notre vie, il n’est que la nuit, sans un improbable Purgatoire, à l’image de ces pensées de l’herboriste : « comme quand je me réveillais au milieu de la nuit car c’est toujours le milieu de la nuit quand on se réveille, jamais le début, jamais la fin, aucun vestige de jour, aucune promesse d’aube, rien que la nuit et nous minuscules, perdus, sans personne pour nous aider, si au moins un bras pour arranger le drap, si au moins une voix ».

   Hanté par la figure du père et par notre impensable disparition, ce dernier opus de l’écrivain portugais, dont la prose n’est pas sans rappeler celle de Faulkner pour l’emploi qui est le sien du monologue intérieur, tisse plusieurs motifs dont celui d’oiseaux partants toujours en quête d’un ailleurs inaccessible ou celui de simples graines emportées par le vent, sans espoir d’éclosion. Les oiseaux migrent, les graines s’envolent. La vie a passé et nous disparaîtrons : « quand, comme chacun sait, les trains disparaissent à jamais, on les voit, par exemple, depuis le belvédère, en route vers un endroit d’où ils ne reviennent pas, de plus en plus distants, de plus en plus petits, ensuite plus qu’un bourdonnement, ensuite le silence, ensuite un endroit quelconque sur la terre dont nul ne sait où il se trouve et d’où personne n’est jamais revenu, un endroit qui existe et qui n’est pas tout à la fois, quand on y pense on croit qu’il existe, quand on y arrive il n’a jamais existé, peut-être quelques maisons éparses, des herbes folles, des ombres de gens que l’on croise, peut-être une voix ». Une voix, celle ici du patron, qui ne peut disparaître, contrairement au corps ; une voix pouvant parfois espérer de retrouver, comme dans les dernières pages de ce roman magnifique, l’enfance définitivement perdue. Le vert paradis des amours enfantines.

 

António Lobo Antunes, La dernière porte avant la nuit, traduit du portugais par Dominique Nédellec, éditions Christian Bourgois

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