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Blog littéraire.


Les ruines de l'art

Publié par olivier rachet sur 16 Août 2022, 10:14am

   « L’Art survivra à ses ruines » : la formule d’Anselm Kiefer a fait fortune, mais il revient à l’historien de l’art récemment disparu Youssef Ishaghpour, auteur d’un monumental livre Kiefer, La Ruine au commencement, paru fin 2021, d’en étudier toute la portée esthétique et philosophique. « Anselm Kiefer est né sous les bombes, écrit-il d’entrée de jeu. Il a appris le monde en jouant dans les ruines. C’est l’origine et l’horizon de son œuvre qui s’est voulue, au départ, à la mesure de la grandeur fantasmée, auto-proclamée, auto-détruite et ravagée de l’Allemagne, et, partant, de là, de celle de l’Histoire de l’humanité entière [...] ». Emboîtant le pas aux artistes de l’abstraction de la première moitié du XXe siècle, Kiefer affronte tout d’abord la question de l’irreprésentable ; perpétuation de l’iconoclasme par d’autres moyens. « Il est des choses irreprésentables qui possèdent néanmoins une PRÉSENCE, expliquait Kiefer dans sa leçon inaugurale au Collège de France. La querelle des iconoclastes qui perdure depuis des siècles se révèle au grand jour dans l’art moderne non pas comme phénomène externe, mais plutôt comme manifestation parfois inhérente à l’image, dont les œuvres de Barnett Newman et Malevitch sont de parfaites illustrations. »

   Sous-titré « Image, mythe et matière », l’essai de Youssef Ishaghpour s’attache à montrer l’importance revêtue par les matériaux dans l’œuvre toujours en gestation de Kiefer ; gestation qui voisine avec une pratique alchimique de l’art que n’aurait pas renié l’auteur de Faust et du Traité des couleurs. « Une œuvre de Kiefer, écrit l’auteur, est un ‘drame de signification’ – et non la représentation d’un évènement ou d’une action – et il se cristallise dans la présence et la mise en scène des ‘accessoires’ qui en sont les réceptacles, avec beaucoup d’ironie cependant, à cause de la distance qui sépare le fini des choses de l’infini inatteignable. » Le processus de transformation à l’œuvre dans chaque travail de Kiefer consiste à regarder le réel en face, à se confronter à son regard de Méduse, en contournant sans cesse les pièges de la pétrification ; quand bien même des tentations de fossilisation et de minéralisation sont toujours à l’œuvre dans sa pratique. Transformer, pour Kiefer, c’est aussi accomplir un travail réel de mémoire, là où beaucoup pensent aujourd’hui que la mémoire repose sur l’annulation : « J’étais intrigué par ces monuments, écrit Kiefer à propos des architectures du Troisième Reich, et j’ai voulu les transformer. [...] Parce que vous ne réussissez jamais à détruire réellement quelque chose, cela vit toujours. Et c’est plus efficace de transformer que de détruire. Parce que ce qui a été détruit survit plus que ce qui a été transformé. »

   Dans sa détermination à regarder le mal dans les yeux, l’artiste semble parfois se comporter en prophète ou en dictateur, n’hésitant pas à endosser les habits toujours neufs du Führer. Mais cette mise en scène n’équivaut évidemment pas à quelque forme d’apologie que ce soit, et encore moins à une homologie qu’il serait ridicule de lui opposer. « L’art survivant à sa propre ruine, écrit justement Ishaghpour, comme mise en scène de l’art. » Vertige qui est aussi celui du baroque, dans les mises en abyme qui sont les siennes. Reste que les œuvres de Kiefer, sans se rattacher à la peinture de paysage ni à celle d’Histoire, frappent toujours par la beauté vénéneuse qui est la leur. « [...] ses paysages sont des sédiments de l’Histoire, emblème allégorique de l’absence et du désastre. La lumière diaphane, l’aspiration infinie, et à l’infini, du romantisme a disparu. [...] Les sillons, comme des blessures profondes, avec la perspective centrale même déformée, semblent conduire à un lointain, mais ce lointain sans promesse est écrasé par le ciel réduit juste à une trace en haut de l’image d’où il se précipite vers le premier plan et assaille le spectateur : le sublime s’est effondré en lui-même, et l’exaltation est remplacée par la résolution douloureuse de deuil et d’amertume sans rémission ni d’espoir de survie. » On l’aura compris, cet essai que publient les éditions Canoë est un livre incontournable, pour tout amateur d’art n’ignorant pas que le tragique reste notre seule basse continue. Puisse la critique d’art survivre aussi à ses ruines !

 

Youssef Ishaghpour, Kiefer, La Ruine, au commencement / Image, mythe et matière, éditions du Canoë

Anselm Kiefer, "Pour Paul Celan : Fleur de cendre", 2006

Anselm Kiefer, "Pour Paul Celan : Fleur de cendre", 2006

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