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Blog littéraire.


   À hauteur d’homme

Publié par olivier rachet sur 11 Septembre 2022, 08:19am

   V 13, le dernier livre d’Emmanuel Carrère, chronique judiciaire du procès des attentats du 13 novembre 2015, est exemplaire à plus d’un titre. Plus qu’une simple chronique, ce livre élargit le spectre de l’écriture romanesque, comme avait pu le tenter précédemment L’Adversaire consacré déjà à une affaire judiciaire ayant défrayé la chronique. Les propos rapportés en fin d’ouvrage de l’une des avocates de la défense décrivent parfaitement la juste distance à laquelle se tient Carrère tout au long de son ouvrage : « On ne juge pas seulement des actes, mais des hommes, et c’est le rôle de la justice de se mettre à la hauteur de ces hommes. » Depuis D’autres vies que la mienne, le romancier sait justement se mettre à hauteur d’homme, et c’est souvent lorsqu’il se recentre de façon narcissique sur lui-même qu’il reste le moins convaincant.

   À hauteur d’homme, et tout d’abord des victimes auxquelles est consacrée la première partie, comme ce sont elles qui commencent par déposer leur douleur que l’auteur arrive à faire entendre, sans fioritures, procédant comme tout bon romancier par ellipses et condensations. Dans cette partie poignante – au sens où Barthes parle dans La Chambre claire de punctum par rapport à une photographie qui nous assaille singulièrement dans l’intimité de notre chair, et non de la photographie en général –, on retiendra une citation de Simone Weil illustrant ce « mystère du bien » que Carrère dit avoir éprouvé lors des dépositions : « Le mal imaginaire est romantique, romanesque, varié ; le mal réel est morne, désertique, ennuyeux. Le bien imaginaire est ennuyeux ; le bien réel est toujours nouveau, merveilleux, enivrant. »

   Vient ensuite le tour des accusés et même s’il affirme qu’il est plus important de rapporter la parole des victimes que de s’intéresser à la conscience emmêlée de personnages qu’il dépeint tour à tour comme de véritables pieds nickelés ou des hommes victimes eux-mêmes d’une justice de classe qui ne dirait pas son nom, à l’image d’un Julien Sorel des temps modernes ; force est de constater que cette partie la plus longue est sans doute la plus fascinante. Moins pour le portrait en creux de ces protagonistes, tiraillés peut-être entre leur inclination pour le mal et une volonté naïve de se battre pour un idéal de pacotille – on se souvient que Julia Kristeva définit souvent la jeunesse comme « une maladie de l’idéalité » –, que pour ce qui apparente ce procès à « une puissante machine à fabriquer de la communauté, du lien, de l’identification » ; fût-ce en rejetant de cette communauté ceux qui en contestent la justesse. Carrère s’interroge, et à juste titre, sur les motivations religieuses ou politiques de ces hommes, sans véritablement trancher. Le constat qu’il dresse d’un monde « post- historique » qui opposerait à une conception individualiste de l’existence une conception plus holistique faisant la part belle à la communauté n’est pas dépourvue d’intérêt : « On n’est si singulier et si réduit à soi que dans une société veuve du collectif et de l’Histoire. Les types qui sont dans le box, écrit-il, et soit se taisent parce qu’ils ne reconnaissent pas notre justice soit récitent un catéchisme de notre point de vue débile, il faut vraiment se forcer pour s’intéresser à eux, en tant qu’individus singuliers. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas intéressants. » À hauteur d’homme, disions-nous, donc à mille lieues des déclarations tonitruantes d’une Virginie Despentes dont les névroses délirantes ne sont littérairement plus à démontrer.

   Au final, rien ne viendra vraiment éclairer ce qui poussent des terroristes à donner pour nom à des fichiers retrouvés dans leurs ordinateurs, relatifs à leurs projets d’attentats, le nom de Pierre Loti ou le titre de films de Sacha Guitry tels que La Vie d’un honnête homme ou Si Versailles m’était conté, dont Carrère imagine qu’ils aient pu être visionnés entre deux vidéos de propagande de Daesh. Je n’y vois, pour ma part, aucune ironie, mais le procès de toute une communauté, notamment éducative, n’ayant eu de cesse de réduire tout un pan de la jeunesse française à une identité dont ils auraient été les premiers à vouloir s’affranchir. Je ne vois pas que cette responsabilité collective fût de quelque façon que ce soit regardée en face.

   Au-delà de l’appréciation pouvant être faite du verdict, et de sa volonté plus expiatoire que réparatrice, restent des scènes d’une portée romanesque évidente, au sens où le roman reste la seule écriture possible d’un monde toujours en train de s’écrouler ou de vaciller sur des principes qu’il pensait éternels. Scènes qui ne dépareraient pas dans un roman de Dostoïevski, notamment lorsqu’à l’issue du procès, alors que les principaux protagonistes se retrouvent dans une brasserie située face au Palais de justice, un anonyme clame, tel un Prince Mychkine échoué là par hasard : « Les terrasses ont gagné ! » Ou lorsque la mère de Lamia, Nadia Mondeguer, se retrouve au Caire près du parc Al-Azhar devant un policier auquel elle fait le récit de la disparition tragique de sa fille, récit auquel le policier répond par ces mots : « ta fille et les autres, ils sont shahid, martyrs [...] ». Le récit littéraire, à l’image de la justice, a sans doute ce pouvoir de plonger dans les abîmes de l’enfer et de remettre, un temps, le monde à l’endroit.

 

Emmanuel Carrère, V 13, éditions P.O.L

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